Les habitants des quartiers de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané se sont longtemps livrés à des affrontements sanglants les uns contre les autres. Désormais, ils se réunissent autour de projets civiques grâce au travail d’une association menée par un groupe de femmes.
Un jour d’hiver à Tripoli, deuxième plus grande ville du Liban, des jeunes sont assis dans un café au bout de la rue de Syrie. Ils rient et discutent autour d’une boisson, alors que la pluie s’abat avec la régularité d’un métronome sur la chaussée, dissipant l’air épais de la ville.
Il n’y a pas si longtemps, une telle scène était improbable. Kahwetna (« Notre café » en arabe) se situe au point de rencontre entre les quartiers de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané de Tripoli, où des affrontements sectaires entre ces deux communautés ont ravagé la vie des habitants pendant des années. Mais Kahwetna est un espace sûr. Il dispose de deux entrées distinctes – une pour chaque quartier.
Derrière cette initiative, il y a Léa Baroudi, cofondatrice et coordinatrice de March Lebanon, une association libanaise qui œuvre pour la promotion de la cohésion sociale à travers la consolidation de la paix et la résolution des conflits sectaires au Liban. Kahwetna, qui a ouvert ses portes en 2016, est l’une des solutions proposées par l’ONG.
La jeune femme a grandi pendant la guerre civile libanaise et, longtemps après la fin de celle-ci, elle était choquée de voir que « même les gens de [son] âge étaient divisés suivant des courants politiques sectaires ». Elle est devenue médiatrice certifiée et, parallèlement à son travail de consultante en affaires, a aidé à mettre en place des initiatives pour les jeunes avec un groupe d’amis. Sa passion a finalement pris le dessus, et c’est ainsi qu’est né March en 2011.
« Love and War on the Rooftop »
C’est au théâtre que tout a vraiment commencé. Léa Baroudi s’intéressait particulièrement à l’utilisation de l’art comme moyen de consolider la paix. Elle a alors eu l’idée de monter une pièce de théâtre entre les factions belligérantes à Tripoli. C’était en 2015, et les affrontements continus entre Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané venaient de prendre fin avec le déploiement de l’armée libanaise dans la région.
Léa, qui vit à Beyrouth, a commencé par se rendre à Tripoli les week-ends pour discuter avec les habitants. Quelques combattants ont fini par accepter de l’aider à rassembler des jeunes à auditionner pour son spectacle. Un véritable exploit, vu le contexte. « Nous pensions qu’une fois les jeunes réunis dans une même salle, une bagarre finirait irrémédiablement par éclater. J’ai rejeté l’idée de la pièce, je n’y ai pas participé au début », se souvient Ali, un ex-combattant devenu leader communautaire. « J’ai regardé la pièce, mais j’étais contre le fait que mon ami y participe », explique Zafer, lui aussi un ex-combattant qui travaille avec March. « Mon ami m’a dit : “En fait, je ne vais pas participer. Je vais voir leurs visages et cela nous aidera à leur tirer dessus plus tard”. Mais, au fil des répétitions, ils ont appris à se connaître et à s’apprécier, poursuit Zafer. J’avais aussi prévu de leur faire du mal, renchérit Ali. Mais nous avons changé d’avis quand nous avons vu que beaucoup de nos hommes participaient au projet et qu’ils seraient aussi blessés. »
Léa Baroudi se souvient que nombre d’entre eux venaient aux répétitions armés. « Je me rappelle qu’au lieu de chercher des téléphones, nous cherchions des armes… Des lames de rasoir cachées sous la langue, des pistolets dans les poches ou dans les chaussettes, des couteaux. »
La pièce devait s’inspirer de la vie des jeunes des deux quartiers, et les participants devaient donc partager leurs histoires. Il n’y avait aucun script. « Quand ils ont partagé leurs histoires, ils se sont rendu compte qu’ils se ressemblaient plus qu’ils ne le pensaient. Et c’est ainsi que les choses ont débuté », se remémore la jeune femme. « Nous avons réalisé que nous étions plongés dans la même souffrance. La même pauvreté. Que nous avions les mêmes besoins », confie Ali.
C’est ainsi que la pièce Love and War on the Rooftop (Amour et guerre sur les toits) a vu le jour, avant de tourner dans tout le Liban. « Les gens nous ont raconté que, pendant les conflits, tout se passait sur les toits : des combattants se tirant dessus aux amis jouant aux cartes, sans oublier les amours secrètes », explique Léa Baroudi. Celle-ci croit fermement que la pierre angulaire de la paix est la connexion humaine et affirme qu’il n’y a rien de « magique » à cela. C’est juste une question d’intuition. « Lorsque vous travaillez dans des initiatives de consolidation de la paix, les activités que vous menez ne sont pas le plus important, mais les émotions que ces activités suscitent. Qu’est-ce que cela éveille chez les gens ? L’expérience intérieure. »
La prison comme seul lieu de rencontre
Ali a finalement participé aux activités de March en 2019, après avoir purgé cinq ans dans la prison notoirement lugubre de Roumié. « J’aurais pu faire tellement de choses pendant ces cinq années. » « Nous n’avions pas d’occasions ou d’endroits pour nous rencontrer, avant », ajoute-t-il. Hormis la prison.
Léa Baroudi se souvient avoir demandé aux participants, un jour qu’ils répétaient, s’ils avaient des amis de « l’autre côté ». Une seule personne a répondu par l’affirmative. « Je lui ai demandé : “Où l’as-tu rencontré ?”. Il m’a dit : « En prison. » » « Vous vivez littéralement à quelques mètres l’un de l’autre. Il a fallu que tu ailles en prison pour le rencontrer ? » réagit-elle alors. « Quand Kahwetna a ouvert, ils ont eu peur. Ils me disaient : « On va se faire bombarder. Ils vont faire exploser cet endroit… On nous a déjà traités de traîtres parce qu’on est avec des gens de l’autre côté. »
Huit ans plus tard, Kahwetna fourmille d’activités. Derrière une porte dérobée de l’espace polyvalent, des habitants se retrouvent pour des cours de langue, alors que dans un coin d’autres assemblent des lampadaires à l’énergie solaire.
En haut d’un escalier, une cour ouverte est bordée de nombreuses portes, menant notamment à des cliniques dentaires et de psychologie, une salle de travail, un espace culinaire, à divers studios de design et d’artisanat, et à un atelier de menuiserie.
Réhabilitation communautaire
À la suite du succès rencontré par la pièce et le café, Léa Baroudi a voulu « trouver une raison pour que davantage de gens se joignent à elle ». Elle a alors l’idée de développer un programme de réhabilitation communautaire. C’était en 2016, et les affrontements avaient gravement endommagé les commerces de la zone.
March a donc recruté des jeunes issus des deux quartiers rivaux, pour leur enseigner des techniques de construction et de conception. Ensemble, ils ont rebâti les boutiques qu’ils avaient précédemment contribué à détruire. Les choses ont ensuite rapidement évolué. De même, lorsque l’effondrement économique a frappé le Liban en 2019, Léa Baroudi a su qu’elle devait agir. « Même ceux qui avaient un doctorat étaient sans emploi. » March a mis en place plusieurs programmes de formation professionnelle, un soutien psychosocial à temps plein ainsi que des services juridiques. « Nous voulions lancer des initiatives durables qui aident ces jeunes à continuer à travailler. »
La jeune femme préfère éviter l’approche de « l’activisme endurci », parce que ce dernier crée une polarisation. « Lorsqu’une facette de l’identité d’une personne se sent menacée, elle prend le dessus sur toutes les autres. C’est là que la radicalisation surgit, estime-t-elle. Je ne crois pas à l’idée d’un activisme endurci, car cela n’a jamais mené à rien avec personne. » Au lieu de cela, elle estime que consolider la paix consiste à bâtir des ponts. « Si vous travaillez dans ce domaine ou dans la médiation, vous devez être le pont. En tant qu’artisan de la paix, vous ne devez pas laisser les choses vous atteindre, vous ne pouvez pas prendre position. »
En 2014, après une série d’affrontements meurtriers, Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané sont devenues des zones de sécurité, l’armée libanaise y est entrée. « Si vous regardez l’armée, elle n’est pas habituée à traiter avec des civils. Leur approche est principalement axée sur la sécurité au sens strict et la lutte contre le terrorisme. » Des affrontements entre la troupe et les habitants s’en sont suivis. Léa Baroudi y a instantanément vu un besoin de consolider la paix. March y a répondu avec un programme visant à réunir la communauté et l’armée libanaise. Cela a commencé par des tournois de football avec des équipes mixtes, composées de soldats et d’anciens combattants.
Les tournois ont mis en lumière l’enthousiasme et les espoirs de toute la communauté et ont remporté un tel succès que l’association a poussé les choses encore plus loin et lancé un programme pour construire une base militaire. Les bâtisseurs étaient des personnes incarcérées pour terrorisme, qui avaient combattu en Syrie, en Irak, en Afghanistan et au Liban, ainsi que de jeunes de l’armée. « Ils déjeunaient ensemble, construisaient ensemble, discutaient ensemble dans des groupes de soutien psychosocial, organisaient des activités de team building ensemble, et ce pendant cinq mois, détaille la fondatrice de March. La plupart des conflits déshumanisent l’autre. La première chose à faire est d’humaniser la personne. »
Quand être une femme est un atout
Lorsque Léa Baroudi a d’abord décidé de poursuivre son projet de pièce de théâtre à Tripoli, elle a fortement été découragée par tout le monde. « Experts, famille, amis. Tout le monde. » On lui dit alors qu’elle était trop jeune, trop naïve, qu’elle échouerait ou se ferait tuer. On lui a même sorti le classique : « Même un homme ne réussirait pas. » Mais elle n’a pas reculé. « Les femmes sur le terrain sont beaucoup plus efficaces dans ce domaine. Ils [les hommes] ne vous perçoivent pas comme une rivale, il n’y a pas d’ego ou de rivalité. Vous êtes perçues comme plus neutres, remarque-t-elle. Ils montrent davantage leurs faiblesses aux femmes. Ils acceptent davantage de choses de la part des femmes. »
Malgré le rôle crucial que jouent les femmes dans la construction de sociétés pacifiques, elles n’ont représenté que 6 % des médiateurs dans les grands processus de paix internationaux entre 1992 et 2019.
March est presque entièrement dirigé par des femmes, mais « ce n’est pas intentionnel ». Les responsables des programmes de Tripoli et Beyrouth, des programmes psychosociaux ainsi que la plupart des formateurs sont des femmes. Mais il y a davantage de participants masculins, « parce que nous travaillons dans un contexte de conflit ».
Aller de l’avant
Les choses ne sont pas toujours faciles, mais Léa Baroudi et la communauté March continuent d’aller de l’avant. « Il y a deux ans, on nous a lancé un cocktail Molotov. Aujourd’hui, pour les groupes extrémistes, nous sommes encore pires en tant qu’ennemis, parce que nous avons un réel impact », raconte-t-elle. Une chose la fait se sentir plus en sécurité désormais : la « collaboration constante avec la communauté… Ce sont les jeunes eux-mêmes, assure-t-elle. Cet endroit leur appartient. Beaucoup étaient des combattants endurcis. Cette communauté s’est développée autour d’eux ».
Zafer, l’ancien combattant, a posé ses armes pour de bon en 2014 lorsqu’il a rejoint March. Aujourd’hui, il s’occupe de la visite de la ville de Tripoli organisée par l’association. « J’étais un homme sans éducation formelle, prenant part aux affrontements. Je suis devenu quelqu’un qui contribue à la réhabilitation et à faire connaître la région aux gens », résume-t-il.
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