D’anciens combattants des quartiers de Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen, à Tripoli, ont reconstruit plus de 200 boutiques ravagées par les conflits, dans le cadre d’un projet de l’association March.
OLJ / Par Marion LEFEVRE, le 26 juin 2018 à 00h00
« Avant Bab el-Dahab, les jeunes n’avaient jamais eu l’opportunité de réussir. » Léa Baroudi, directrice de l’ONG March Lebanon (qui axe son action sur la consolidation de la paix), esquisse un sourire. En ce vendredi 22 juin, dans l’arrière-salle bondée du café à caractère associatif Kahwetna, elle ouvre le festival intitulé « L’esprit de Bab el-Dahab », marquant la clôture d’un processus de reconstruction de ce quartier commencé fin 2017 par l’ONG en question et financé par l’ambassade des Pays-Bas au Liban. Plus de deux cents boutiques de cette banlieue au nord de Tripoli ont depuis été rénovées par des hommes et des femmes qui étaient auparavant ennemis. Tonnerre d’applaudissements dans la salle : représentants politiques, religieux et militaires de tous bords ont assisté à l’ouverture du festival, symbole fort d’une paix encore fragile entre le quartier alaouite de Jabal Mohsen et le quartier sunnite de Bab el-Tebbaneh.
Quartier prospère d’avant-guerre, Bab el-Dahab, la « porte de l’or », reprend aujourd’hui de sa superbe : de nouvelles enseignes colorées, dessinées par cinquante jeunes femmes participant au projet de March, ornent les façades criblées de balles. Quelques supérettes, des cafés puis un magasin de meubles… Ces boutiques sont devenues les lieux privilégiés d’échange entre les habitants de Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen. Des groupes d’adolescents et d’adultes prennent le café au bord de la rue, d’autres passent en mobylette d’un quartier à l’autre. La rue de Syrie, autrefois frontière infranchissable, grouille de monde. À l’occasion du festival, des stands de nourriture ont été ouverts, et des jeunes du quartier rappent et dansent sur une scène éphémère. Des familles entières, toutes communautés confondues, déjeunent en profitant du spectacle.
Le prétexte de la réhabilitation
March Lebanon n’en est pas à son premier projet d’apaisement. En 2015, l’association avait monté une pièce de théâtre intitulée « Love and War on the Rooftops ». « Les habitants nous avaient appris qu’ici, tout se passait sur les toits : les affrontements, mais aussi les rendez-vous amoureux, les amis qui se rencontraient pour jouer aux cartes… Parce qu’il n’y avait nulle part ailleurs pour se rencontrer », raconte Léa Barouni. De cette anecdote est venue l’idée du café à caractère associatif. De fil en aiguille, les discussions entre voisins et membres de l’association ont débouché sur le projet de réhabilitation de Bab el-Dahab.
« La reconstruction de ces boutiques est un prétexte, reconnaît la fondatrice. Un prétexte pour rassembler la jeunesse de ces deux quartiers, qui s’était battue, s’était radicalisée, avait fait de la prison. Un prétexte pour les former professionnellement, leur redonner de l’estime de soi. » Pour elle, les racines de toute cette violence n’est pas à trouver dans l’idéologie, mais dans la pauvreté extrême, l’absence d’espoir et les luttes politiciennes entre les différents hommes forts de Tripoli.
« Je voyais les autres comme des ennemis »
Ali Amoun a retrouvé une raison de vivre grâce à ces activités. Sous sa chemise, une vingtaine de cicatrices, souvenirs des violents heurts entre son quartier, Jabal Mohsen, et Bab el-Tebbaneh. Isolé, il passait le plus clair de son temps avec ses amis jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit tué par un habitant de Bab el-Tebbaneh. « Je suis arrivé à un point où non seulement je me battais, mais je me droguais aussi. Quand je n’ai plus réussi à trouver du travail, je suis devenu dealer. » Par la suite, il a été recruté pour l’un des rôles principaux de la pièce de théâtre écrite avec March et est devenu un membre de l’équipe à part entière.
De l’autre côté de la rue de Syrie, Yassin Saïd raconte une histoire similaire. « On me disait qu’ils nous tuaient, qu’il fallait voir ce qu’ils faisaient à nos familles, souligne-t-il. Je voyais les autres comme des ennemis. Je n’avais jamais pensé qu’ils étaient humains, juste comme nous. Avant, ils étaient l’image même de la haine. » Lui a rejoint le projet en cours de route, motivé par ses amis déjà impliqués dans l’association. Il a rétabli l’électricité dans différents magasins. Forcé à travailler en équipe avec ceux qu’il haïssait, il s’est « rendu compte que les deux côtés se ressemblaient. Ce qui s’est passé dans ma famille s’est aussi passé dans leurs familles », relève-t-il.
Une réhabilitation cahin-caha
L’équipe de March est bien consciente que le travail est loin d’être fini. Certains habitants ne sont pas encore à l’aise à l’idée d’une réconciliation. La réhabilitation continue cependant cahin-caha : une centaine de magasins sont encore à rénover dans les environs. Chez March, on comprend bien que l’organisation ne peut pas rester indéfiniment le seul garant de la paix entre les différentes communautés. Pour Léa Baroudi, c’est un problème que le gouvernement libanais doit résoudre, en luttant contre la marginalisation du quartier et les tensions politiques locales. Elle ne nourrit pourtant que peu d’espoir en sa capacité à intervenir durablement. « Je crois au changement par les individus. On ne peut pas contrôler tous les débordements, mais au moins, 300 jeunes qui se seraient battus avant ne le feront plus », déclare-t-elle en conclusion.